lundi 26 août 2013

"DESCRIPTION D'UN ÉTAT PHYSIQUE" (sensations au scalpel)

    une sensation de brûlure acide dans les membres,
    des muscles tordus et comme à vif, le sentiment
d’être en verre et brisable, une peur, une rétraction
devant le mouvement, et le bruit. Un désarroi incon-
scient de la marche, des gestes,des mouvements. Une
volonté perpétuellement tendue pour les gestes les
plus simples,
     le renoncement au geste simple,
     une fatigue renversante et centrale, une espèce de
fatigue aspirante. Les mouvements à recomposer, une
espèce de fatigue de mort, de la fatigue d’esprit pour
une application de la tension musculaire la plus simple,
le geste de prendre, de s’accrocher inconsciemment à
quelque chose,
     à soutenir par une volonté appliquée.
     Une fatigue de commencement du monde, la sensa-
tion de son corps à porter, un sentiment de fragilité in-
croyable, et qui devient une brisante douleur,
     un état d’engourdissement douloureux, une espèce
d’engourdissement localisé à la peau, qui n’interdit
aucun mouvement mais change le sentiment interne
d’un membre, et donne à la simple station verticale
le prix d’un effort victorieux.
      Localisé probablement à la peau, mais senti comme
la suppression radicale d’un membre, et ne présentant
plus au cerveau que des images de membres filiformes
et cotonneux, des images de membres lointains et
pas à leur place. Une espèce de rupture intérieure
de la correspondance de tous les nerfs.
      Un vertige mouvant, une espèce d’éblouissement
oblique qui accompagne tout effort, une coagulation
de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou
s’y découpe par morceaux, des plaques de chaleur
qui se déplacent.
      Une exarcebation douloureuse du crâne, une cou-
pante pression des nerfs, la nuque acharnée à souffrir,
des temps qui vitrifient ou se marbrent, une tête
piétinée de chevaux.
      Il faudrait parler maintenant de la décorporisation
de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée,
on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses
et le sentiment qu’elles produisent sur notre esprit,
la place qu’elles doivent prendre.
     Ce classement instantané des choses dans les cellules
de l’esprit, non pas tellement dans leur ordre logique,
mais dand leur ordre sentimental, affectif
     (qui ne se fait plus) :
     les choses n’ont plus d’odeur, plus de sexe. Mais
leur ordre logique aussi quelquefois est rompu à cause
justement de leur manque de relent affectif. Les mots
pourrissent à l’appel inconscient du cerveau, tous les
mots pour n’importe quelle opération mentale, et sur-
tout celles qui touchent aux ressorts les plus habituels,
les plus actifs de l’esprit. 


ANTONIN ARTAUD, L'ombilic des Limbes, 1925