"La voie de la Figure, Cézanne lui donne un simple nom: la sensation. La Figure, c'est la forme sensible rapportée à la sensation; elle agit immédiatemment sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Forme abstraite s'adresse au cerveau, agit par l'intermédiaire du cerveau, plus proche de l'os. Certes Cézanne n'a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c'est le contraire du facile, du cliché, mais aussi du "sensationnel", du spontané...etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, l'"instinct", le "tempérament", tout un vocabulaire commun au naturalisme et à Cézanne), et a une face tournée vers l'objet (le "fait", le lieu, l'événement). Ou plutôt elle n'a pas de faces du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues: à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l'un par l'autre, l'un dans l'autre. Et à la limite, c'est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet. Moi spectateur, je n'éprouve la sensation qu'en entrant dans le tableau, en accédant à l'unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au delà des impressionistes: ce n'est pas dans le jeu "libre" ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la sensation est, au contraire, c'est dans le corps, fut-ce le corps d'une pomme. La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c'est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c'est le corps, non pas en tant qu'il est représenté comme objet, mais en tant qu'il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence parlant de Cézanne, appelait "l'être pommesque de la pomme".
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"C'est le fil très général qui relie Bacon à Cézanne - à Abdelkader Benchamma, au massage : peindre la sensation, ou, comme dit Bacon avec des mots très proches de Cézanne, enregistrer le fait. "C'est une question très serrée et difficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux"
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"Suivant un mot de Valery, la sensation, c'est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l'ennui d'une histoire à raconter. Et positivement Bacon ne cesse pas de dire que la sensation c'est ce qui passe d'un "ordre" à un autre, d'un "niveau" à un autre, d'un "domaine" à un autre. C'est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps."
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"Comment procédait la mémoire involontaire selon Proust ? Elle accouplait deux sensations qui existaient dans le corps à des niveaux différents, et qui s'étreignaient comme deux lutteurs, la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d'irréductible aux deux, au passé comme au présent, cette Figure".
"Portraitiste, Bacon est peintre de tête et non de visages. Il y a une grande différences entre les deux. Car le visage est une organisation spatiale structurée qui recouvre la tête, tandis que la tête est une dépendance du corps, même si elle en est la pointe. Ce n'est pas qu'elle manque d'esprit, mais c'est un esprit qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal, c'est l'esprit animal de l'homme: un esprit-porc, un esprit-buffle, un esprit-chien, un esprit-chauve-souris...C'est donc un projet très spécial que Bacon poursuit en tant que portraitiste: défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage. "
Extraits texte: Francis Bacon, Logique de la sensation, de Gilles Deleuze
Illustrations: Vues de dessins d'Abdelkader Benchamma, et photo, Abdelkader Benchamma in progress.